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Disparition forcée de 5 militants du parti CNL originaires de la commune Kiganda : Martin Bukuru, Sigismond Mpawenimana, Gervais Nteziryayo, Arcade Nimubona et Philibert Ndayiragije.

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« Les autorités burundaises doivent faire la lumière sur la disparition forcée de Messieurs Martin BUKURU, Sigismond MPAWENIMANA, Gervais NTEZIRYAYO, Arcade NIMUBONA et Philibert NDAYIRAGIJE, cinq militants du parti CNL introuvables depuis leur arrestation par le SNR le 08 octobre 2020 au chef-lieu de la province Mwaro ».

Dans le cadre de sa « Campagne NDONDEZA contre les disparitions forcées au Burundi », le FOCODE a recueilli des informations et des témoignages très préoccupants sur la disparition forcée de cinq militants du parti de l’opposition CNL[1], tous originaires de la commune Kiganda en province de Muramvya, introuvables depuis leur arrestation le 08 octobre 2020 par des éléments du Service National de Renseignement (SNR) au chef-lieu de la province Mwaro. Les cinq militants s’étaient rassemblés dans ce qu’ils croyaient être une petite réunion du parti alors que ce n’était qu’un guet-apens organisé par le SNR avec la collaboration d’un ou plusieurs militants du CNL. L’arrestation s’est déroulée dans un petit hôtel communément appelé « Kuri Gîte » et l’opération a été conduite par le chef provincial du SNR, Gérard NDAYISENGA, déjà cité dans de nombreux crimes graves dont plusieurs cas de disparitions forcées.

Sur le champ, sept militants du parti CNL ont été arrêtés par l’équipe de Gérard NDAYISENGA : Martin BUKURU, Sigismond MPAWENIMANA, Gervais NTEZIRYAYO, Arcade NIMUBONA, Philibert NDAYIRAGIJE, Tite NSAVYIMANA et Jean-Marie NTAKARUTIMANA. Six des sept militants ont été arrêtés à l’intérieur du Gîte où ils tenaient leur réunion, par contre Sigismond MPAWENIMANA, chauffeur d’un moto-taxi qui avait transporté Martin BUKURU de Kiganda à Mwaro, a été appréhendé à l’extérieur du Gîte où il attendait son client pour le ramener à Kiganda à la fin de la réunion. Deux autres chauffeurs de motos-taxis, Elysée NDABIHAWENIMANA et Tite NTUNGWANAYO, ont pu s’enfuir avant leur arrestation par Gérard NDAYISENGA, laissant sur place leurs motos. Le lendemain, les deux chauffeurs, Elysée et Tite, ont été arrêtés à leurs résidences en commune Kiganda et conduits au commissariat de la police en province Muramvya. Cette connexion entre les services du SNR en province Mwaro et les services de la police en province Muramvya est une preuve indéniable que la disparition forcée des militants du CNL a été organisée et exécutée par des corps de l’Etat.

Sur les sept militants arrêtés à Mwaro, cinq demeurent introuvables, à savoir Martin BUKURU, Sigismond MPAWENIMANA, Gervais NTEZIRYAYO, Arcade NIMUBONA et Philibert NDAYIRAGIJE. Un sixième, Tite NSAVYIMANA a pu s’échapper sur le lieu d’exécution en province de Cibitoke selon son propre témoignage. Un septième, Jean-Marie NTAKARUTIMANA, est réapparu chez lui quelques jours après l’arrestation. Jean-Marie avait recruté les chauffeurs des motos-taxis, selon leurs témoignages, et c’est le même Jean-Marie qui aurait invité ces militants de Kiganda à la réunion de Mwaro. Il semble que Jean-Marie ait collaboré avec le SNR dans l’organisation du guet-apens de Mwaro présenté aux victimes comme une petite réunion du parti autour d’un député du CNL qui se nommerait « Obed ». Après sa « réapparition », Jean-Marie n’a donné aucune information sur le sort de ses collègues ; il aurait simplement indiqué qu’il avait pu « sauter » de la camionnette de Gérard NDAYISENGA et qu’il n’avait aucune idée sur la destination de ses collègues. A la question de savoir pourquoi il n’était pas inquiété depuis son retour chez lui, Jean-Marie ne répondait pas. Curieusement, une dizaine de jours après sa réapparition, Jean-Marie aurait été emmené nuitamment à bord d’une camionnette double cabine aux vitres teintées[2] qui l’aurait trouvé dans un bistrot local et reste introuvable à son tour. Certains disent qu’il aurait réintégré la police nationale à Buyenzi en Mairie de Bujumbura, mais il n’y a aucune preuve de cette information. L’autre survivant, Tite NSAVYIMANA, a pris le chemin de l’exil après plusieurs semaines de clandestinité au Burundi.

Comme dans les autres cas de disparitions forcées, le gouvernement du Burundi garde le silence sur ce cas et la justice est restée inactive. Contacté par les familles des victimes, l’administrateur communal de Kiganda et le gouverneur de la province de Muramvya ont reconnu qu’ils avaient reçu des informations sur l’arrestation des victimes mais ont indiqué qu’ils n’avaient aucune information sur la situation des cinq militants arrêtés à Mwaro. Les deux chauffeurs arrêtés à Kiganda et détenus à Muramvya ont été libérés après une dizaine de jours de détention. Le 13 avril 2021, lors de la présentation au parlement du rapport annuel de la Commission nationale indépendante des droits de l’homme (CNIDH), le député issu du CNL, Nicodème NDUWIMANA élu dans la circonscription de Muramvya a posé une question sur la disparition des cinq militants de Kiganda après leur arrestation par le chef du SNR à Mwaro. Le président de la CNIDH, Sixte Vigny NIMURABA, a semblé éluder la question en s’attaquant aux activistes en exil qui « colporteraient de fausses informations sur les différents réseaux sociaux ». Le Président de l’Assemblée Nationale, Daniel Gélase NDABIRABE, a renchérit avec un déni total du phénomène des disparitions forcées au Burundi : « nous nous souvenons tous de cet individu en exil qui invitait des burundais via les réseaux sociaux à quitter le pays, qui leur donnait des visa pour le Canada avant de déclarer qu’il s’agissait de victimes de disparitions forcées ». Daniel Gélase NDABIRABE n’a pas nommé cet « individu en exil » et n’a pas fourni un seul nom d’un burundais qui aurait été déclaré comme victime de disparition forcée après l’obtention d’un visa pour le Canada.

La disparition forcée des cinq militants du parti CNL a malheureusement confirmé que le nouveau régime du Président NDAYISHIMIYE allait continuer les pratiques ignobles de violation des droits humains héritées du régime NKURUNZIZA.

A. Identification des victimes

  1. Sigismond Mpawenimana est originaire de la colline Matyazo en commune de Kiganda de la province Muramvya, mais il résidait sur la colline Murambi de la même commune au moment de sa disparition. Il était enseignant à l’ECOFO Gatabo dans la même commune, en dehors des heures de service il s’occupait du transport rémunéré des personnes sur sa moto. Marié, Sigismond MPAWENIMANA a laissé une épouse et quatre enfants au moment de sa disparition forcée.
  2. Martin BUKURU est né en 1983 sur la colline Kayange en commune Kiganda de la province Muramvya. Au moment de sa disparition, Martin BUKURU résidait sur la colline Kivyeyi dans la même commune de Kiganda. Il enseignait à l’ECOFO[3] NYAGISOZI dans la zone Gatabo de la commune Kiganda. En plus de son travail d’enseignant, Martin BUKURU a été membre du conseil communal de Kiganda de 2015 à 2020. Marié, Martin BUKURU a laissé une épouse et quatre enfants au moment de sa disparition forcée.
  3. Gervais NTEZIRYAYO est né en 1982 sur la colline Kayange de la commune Kiganda en province de Muramvya, il résidait encore sur la même colline au moment de sa disparition. Ancien combattant des FNL[4], Gervais NTEZIRYAYO s’occupait de l’agriculture depuis sa démobilisation. Marié, Gervais NTEZIRYAYO a laissé une quatre enfants et une épouse enceinte. Le cinquième enfant est né après la disparition forcée de son père.
  4. Arcade NIMUBONA est un cultivateur, originaire de la colline Kayange en commune Kiganda de la province Muramvya. Marié, il a laissé une épouse et quatre enfants au moment de sa disparition forcée.
  5. Philibert NDAYIRAGIJE est le plus jeune et le seul célibataire du groupe des cinq victimes. Fils de Joseph NAKINDAVYI et Christine MVUYEKURE, il est né en 1992 sur la colline Kivyeyi en commune de Kiganda de la province Muramvya. Philibert NDAYIRAGIJE avait terminé ses études secondaires au Lycée communal de Renga en 2016 et se cherchait encore du travail.
  6. Constat amer : 17 enfants sont devenus des orphelins de père et quatre épouses sont contraintes au veuvage forcé à cause de ces disparitions forcées. Le pire dans ce genre de situations est que les familles ne savent jamais s’il faut continuer à espérer le retour des leurs ou s’il faut les considérer comme déjà décédés.

B. Affiliation et activités politiques des cinq victimes

7. Toutes les cinq victimes sont des militants du Congrès National pour la Liberté, CNL en sigle, un parti politique de l’opposition créé en 2019 et dirigé par l’ancien chef rebelle des FNL Agathon RWASA. Martin BUKURU était le plus connu des cinq militants, pendant longtemps il avait été le responsable du parti FNL (branche Rwasa) en province de Muramvya. En 2015 Martin BUKURU a été élu au conseil communal de Kiganda pour un mandat de cinq ans, en 2020 il a été un candidat malheureux aux législatives pour le compte du CNL. Certaines des cinq victimes avaient été des combattants des FNL avant d’être démobilisées en 2008, d’autres avaient fait partie des JPH, la jeunesse des FNL.

8. Certaines victimes avaient déjà été arrêtées à plusieurs reprises dans le cadre de la répression contre les militants du parti FNL (branche Rwasa) et du CNL. C’est notamment le cas de Martin BUKURU qui aurait été arrêté et détenu à plusieurs reprises alors qu’il était représentant du FNL en province de Muramvya. C’est aussi le cas de Gervais NTEZIRYAYO qui, selon ses proches, avait été injustement accusé de détention illégale d’armes et aurait été détenu préventivement pendant une année à la prison centrale de Mpimba avant d’être blanchi par la justice.

9. Les deux « survivants », Jean-Marie NTAKARUTIMANA et Tite NSAVYIMANA, sont également des militants du CNL et avaient joué des rôles importants dans la rébellion des FNL. Jean-Marie est un ancien combattant qui avait intégré la police nationale après le cessez-le-feu de 2008. Accusé de bavures, il aurait été renvoyé de la police et aurait séjourné en prison. Tite, encore très jeune au moment de la rébellion, aurait plutôt participé dans les jeunesses des FNL, les JPH.

C. Contexte de la disparition des cinq militants du CNL

10. Selon plusieurs sources proches des victimes, y compris le témoignage du survivant Tite NSAVYIMANA, les victimes ont été conviées à une réunion du parti CNL à Mwaro. Jean-Marie NTAKARUTIMANA, ancien combattant des FNL renvoyé de la police nationale, aurait contacté les militants invités à cette réunion et aurait assuré les aspects logistiques de la réunion (payement des motos-taxis, informations sur le lieu de la réunion). La réunion avait un caractère confidentiel et devrait être dirigée, selon les informations fournies aux invités, par un député du CNL du nom d’ « OBED »[5]. Certaines personnes invitées dans la réunion n’y ont pas participé, c’est ce qui explique que certains noms contenus dans les premières alertes n’ont pas été confirmés par après parmi les personnes disparues.

11. Le matin du 08 octobre 2020, les victimes ont quitté à motos la commune Kiganda de la province Muramvya et se sont rendues à un petit hôtel du chef-lieu de Mwaro (côté commune Kayokwe), tout près de la banque BGF, plus connu sous le nom de « au Gîte » (kuri Gîte) ou bien « Chez Nkanagu » (Kwa Nkanagu). Les chauffeurs des motos-taxis sont restés à l’extérieur du Gîte, attendant la fin de la réunion pour ramener leurs clients à Kiganda. Les invités à la réunion sont entrés à l’intérieur du Gîte où ils ont passé un moment à boire, à manger, à discuter.

12. Le même 08 octobre 2020, une activité rassemblant plusieurs journalistes était organisée au même Gîte à Mwaro, l’activité aurait été organisée par la radio Isanganiro. Le FOCODE a reçu les témoignages de deux journalistes qui étaient sur place depuis le matin et qui attendaient le début de ladite activité. Le premier journaliste a témoigné en ces termes :

« J’étais au Gîte, peu avant 10 heures du matin. J’ai pris place sur une table avec un autre journaliste, nous attendions le début de l’activité organisée par radio Isanganiro. C’est alors que nous avons remarqué un peu plus loin un groupe de personnes surexcitées. Elles parlaient beaucoup, commandaient tout le temps des boissons et partageaient un repas. Nous étions étonnés qu’il y ait des gens ivres à un tel moment de la journée. Je tapais sur mon ordinateur tout en suivant ce qui se passait dans ce groupe étrange. Après un certain temps, j’ai remarqué l’arrivée de deux autres personnes dont un homme un peu gros qui portait une veste de costume. Je ne sais pas si les deux personnes étaient prévues puisqu’il a fallu ajouter deux chaises pour leur donner de la place. Mais c’était clair que les deux hommes étaient très bien connus du groupe puisque l’atmosphère n’a pas changé. L’homme en veste quittait de temps en temps le groupe pour répondre au téléphone. Trente minutes après l’arrivée des deux hommes, nous avons assisté à une scène digne d’un film hollywoodien. Le chef du SNR en province Mwaro, Gérard NDAYISENGA, a surgi avec un pistolet en main. Il est venu en courant, suivi d’n groupe de policiers et vociférait d’une voix très violente : ryama hasi mwa mbwa mwe (couchez par terre sales chiens). En un laps de temps, tout le groupe était menotté, les bras derrière le dos. Gérard NDAYISENGA a amené tout le groupe dehors et l’embarqué dans un pickup blanc aux vitres teintées. Il est revenu au Gîte en courant à la recherche de deux chauffeurs de motos-taxis, il a passé dans toutes les pièces du Gîte mais il n’y a trouvé personne. Gérard avait des yeux tout rouges et grands ouverts, on aurait dit un fauve à la recherche du gibier. J’ai osé une question sur ce qui se passait, c’est à peine qu’il ne m’a pas giflé. (…) En sortant, il a rencontré des journalistes qui venaient pour l’activité de la radio Isanganiro, il les a stoppés d’un ton très violent. Il a fait monter trois motos-taxis à l’arrière d’une deuxième camionnette et nous avons appris qu’il avait pu arrêter un chauffeur d’un des trois motos. Les deux camionnettes sont parties et la tension s’est estompée. Quelques temps après, les deux hommes qui avaient rejoint le groupe dans les 30 dernières minutes sont revenus. L’homme en veste a payé toutes les consommations, il a dû appeler une autre personne que nous n’avons pas vue pour solliciter 30 milles francs supplémentaires puisque les consommations avaient dépassé les prévisions. Il est venu à notre table pour nous dire qu’il ne fallait pas nous inquiéter de ce que nous venions de voir : c’est une opération prévue depuis bien longtemps, les responsables du Gîte étaient bien avertis, ces gens arrêtés sont des malfaiteurs. Par après, nous avons fait comme si nous n’avions rien vu, même entre journalistes personne n’a plus évoqué le sujet. C’est bien cela le Burundi d’aujourd’hui ! »

13. Le deuxième journaliste a témoigné dans le même sens mais de manière très brève. Il a dit au FOCODE : « je n’oublierai jamais ce que j’ai vu ce jour-là. J’ai vu une violence inouïe au moment de l’arrestation de ces personnes. Je ne connaissais pas Gérard NDAYISENGA mais l’homme que j’ai vu est un monstre au visage humain, je n’ai vraiment pas de mots pour décrire ce que j’ai vu, j’en tremble encore. J’espère que vous ne mentionnerez pas mon nom dans votre rapport. Je n’ai jamais parlé de cette scène mais j’en ai le cauchemar chaque nuit. » Nous lui avons demandé s’il pouvait au moins reconnaitre le visage de Gérard NDAYISENGA et il nous a répondu : « une fois que vous avez vu ce monstre, vous n’arrivez plus jamais à l’oublier », nous lui avons envoyé la photo de Gérard NDAYISENGA et il a confirmé que c’était bel et bien l’homme qui a mené l’opération du 08 octobre au Gîte de Mwaro.

14. Le FOCODE a cherché à identifier l’autre camionnette utilisée dans cette opération, à part la camionnette double cabine blanche aux vitres teintées de Gérard NDAYISENGA. Dans un premier temps, il y avait des soupçons qu’il s’agissait de la camionnette officielle du gouverneur de la province Mwaro, le Colonel Gaspard Gasanzwe. Le soupçon n’a pas été confirmé, surtout après une information sur la plaque d’immatriculation de ladite camionnette : EA0513. Le FOCODE n’a pas pu identifier ce véhicule ni l’autorité qui l’utiliserait.

15. La destination des personnes arrêtées à Mwaro le 08 octobre 2020 reste un mystère. Dès le lendemain, soit le 09 octobre 2020, les deux chauffeurs de motos-taxis qui avaient échappé à l’arrestation, Elysée NDABIHAWENIMANA et Tite NTUNGWANAYO, ont été appréhendés chez eux en commune Kiganda de la province Muramvya et conduits au commissariat provincial de la police à Muramvya où ils ont été détenus pendant une dizaine de jours. L’arrestation des deux chauffeurs et leur détention dans un lieu connu a redonné de l’espoir aux familles des personnes arrêtées à Mwaro : cela était une confirmation que les leurs avaient été arrêtées par des organes de l’Etat et faisait espérer qu’elles allaient être traduites en justice. Ce ne fut pas le cas, les deux chauffeurs ont été libérés sans avoir été présentés à un juge. Leur arrestation et leur détention avaient été ordonnées par le chef du SNR en province Muramvya, à lépoque OPC2 Félix HAVYARIMANA.

16. Les familles des personnes arrêtées à Mwaro ont de nouveau nourri de l’espoir de retrouver les leurs quand elles ont appris que Jean-Marie NTAKARUTIMANA venait de retourner à la maison. C’était l’homme qui avait invité les leurs à la réunion de Mwaro et c’était lui qui s’était occupé des aspects logistiques de la réunion, si celui-là pouvait être libéré et rester tranquillement chez lui c’est que pour les autres ce ne serait qu’une mince affaire, se disaient les proches des victimes. Leurs espoirs ont été rapidement douchés quand Jean-Marie a déclaré qu’il avait sauté de la camionnette et qu’il ne savait rien de la destination de ses collègues. Mais pourquoi restait-il tranquillement chez lui alors que même les chauffeurs de motos-taxis s’étaient fait arrêter le lendemain ? Le comportement de Jean-Marie a intrigué les familles des victimes pendant une dizaine de jours. La soirée du 28 octobre 2020, Jean-Marie NTAKARUTIMANA a été emmené par des hommes non identifiés à bord d’une camionnette double cabine aux vitres teintées qui l’ont trouvé dans un bistrot non loin de chez lui à Kivyeyi en commune Kiganda. Depuis, Jean-Marie n’a plus fait d’apparition chez lui, une rumeur forte à Kiganda dit qu’il aurait réintégré la police nationale, mais rien ne permet de la confirmer.

17. Le plus grand désespoir des familles des victimes est venu de l’information faisant état d’un homme qui se serait échappé sur le lieu d’exécution au bord de la Rusizi en province Cibitoke. Le FOCODE est rapidement entré en contact avec ledit « survivant », Tite NSAVYIMANA, militant du CNL originaire de la colline Murambi en commune de Kiganda.

Selon le témoignage de Tite NSAVYIMANA, les personnes arrêtées à Mwaro ont été directement conduits dans un camp à Bujumbura. Il ne précise pas s’il s’agit d’un camp militaire ou d’un camp de la police. Après un moment dans ce camp, les camionnettes ont repris le chemin pendant des heures. La nuit tombée, les véhicules seraient arrivés au bord de la Rusizi en commune Rugombo de la province Cibitoke. Les victimes auraient été sorties des camionnettes et, comprenant que l’heure de la mort avait sonné, Tite NSAVYIMANA se serait rapidement jeté dans la Rusizi. Il affirme qu’il ne sait rien de ce qui est arrivé par la suite à ses collègues. Le lendemain matin, il aurait été attrapé par la population de Rugombo qui l’aurait de nouveau remis aux autorités policières parce qu’il portait encore ses menottes. Il aurait été conduit au bureau provincial du SNR à Cibitoke et aurait été attaché aux bars de fer couvrant une fenêtre puisque les agents du SNR partaient pour une autre mission. Tite NSAVYIMANA aurait profité de ce moment d’inattention pour se détacher et se serait enfui. Tite a vécu plusieurs jours en clandestinité au Burundi avant de trouver le chemin de l’exil. Pour des raisons de sécurité de ceux qui ont intervenu en faveur de Tite NSAVYIMANA, le FOCODE ne saurait révéler tous les détails du témoignage de Monsieur NSAVYIMANA.

18. Le témoignage de Tite NSAVYIMANA a plongé les familles des victimes dans un désespoir total. Même si elles ont courageusement continué à solliciter des audiences chez les autorités communales et provinciales de leur ressort, elles ont perdu tout espoir de retrouver les leurs vivants.

D. Démarches entreprises par les familles des victimes pour retrouver les leurs.

19. Les familles des victimes se sont adressées en premier lieu à l’administrateur communal de Kiganda qui les a reçues le 29 octobre 2020. Il les a écoutées, il a ensuite appelé l’administrateur communal de Kayokwe[6] en province Mwaro qui aurait répondu qu’il n’avait aucune information sur le cas, et puis il a dit aux familles : « aho niho ngeza, nta kindi nshoboye » (c’est tout ce que je peux faire sur ce dossier, rien de plus).

20. Les familles n’ont pas baissé les bras, elles se sont adressées au gouverneur provincial de Muramvya qui leur a accordé quatre audiences au total. Le Gouverneur a semblé s’inquiéter de la situation et s’investir pour trouver le lieu de détention des victimes. Mais à la quatrième audience, il a déclaré qu’il n’avait pas pu trouver lui aussi les traces de ces personnes arrêtées à Mwaro.

21. Depuis la dernière audience du gouverneur de Muramvya, les familles des victimes ne savent plus à quel saint se vouer. Le chagrin et le désespoir rongent les familles tandis que les différentes autorités du pays restent silencieuses et la justice inactive.

22. Le 13 avril 2021, le député CNL Nicodème NDUWIMANA de la circonscription de Muramvya a courageusement porté la question de ces disparitions forcées à l’Assemblée Nationale lors de la présentation du rapport annuel de la CNIDH[7]. Le président de la CNIDH, Dr Sixte Vigny NIMURABA a éludé la question et a répété la panoplie d’attaques des autorités burundaises contre les défenseurs de droits de l’homme en exil qui, selon lui, « publient des alertes et produisent des rapports dans le but de ternir l’image du Burundi ». Dans son rapport, la CNIDH a rapporté 0 cas de disparition forcée en 2020.

23. Au cours de la même séance, le président de l’Assemblée Nationale, Daniel Gélase NDABIRABE, a évoqué des disparitions fictives arguant que des personnes avaient été invitées à recevoir des visas canadiens et qu’elles étaient déclarées comme des victimes de disparitions forcées. Monsieur NDABIRABE n’a fourni ni le nom de la personne qui invitait ces burundais à l’extérieur ni un seul nom d’un burundais déclaré comme victime de disparition forcée alors qu’il était parti au Canada. Ce phénomène de déni des disparitions forcées n’est pas une première, des autorités burundaises (notamment le porte-parole de la police Pierre NKURIKIYE et le Procureur général de la république Sylvestre NYANDWI) ont attaqué à différentes occasions les défenseurs de droits de l’homme en exil qui dénoncent les cas de disparitions forcées comme étant à l’origine de ces disparitions.

24. Quoi que la disparition forcée des cinq militants du CNL originaires de Kiganda ait fait objet de plusieurs alertes sur les réseaux sociaux, particulièrement sur le réseau Twitter avec une interpellation directe du Président de la république, les autorités burundaises ont gardé le silence sur ce cas.

25. Il importe de noter ici que deux des cinq victimes sont des enseignants dans des écoles publiques, donc des fonctionnaires de l’Etat. Il s’agit de Sigismond MPAWENIMANA, enseignant à l’ECOFO Gatabo, et de Martin BUKURU, enseignant à l’ECOFO NYAGISOZI. Les autorités du ministère de l’éducation nationale, des directeurs des écoles concernées au ministre, en passant par le directeur cantonal (DCE) et le directeur provincial de l’éducation (DPE), ont toutes gardé le silence sur la disparition forcée des deux enseignants et n’ont rien entrepris pour les retrouver. Ces comportements irresponsables des autorités hiérarchiques ont été observés dans la quasi-totalité des cas de disparitions forcées des agents de l’Etat depuis 2015.

E. Gérard NDAYISENGA, un bourreau multirécidiviste.

26. Gérard NDAYISENGA, responsable provincial du SNR à Mwaro en octobre 2020, est au cœur de la disparition forcée des cinq militants du CNL: Martin BUKURU, Sigismond MPAWENIMANA, Gervais NTEZIRYAYO, Arcade NIMUBONA et Philibert NDAYIRAGIJE. Plusieurs témoins oculaires de l’arrestation des cinq militants au Gîte de Mwaro le 08 octobre 2020 confirment l’identité de Gérard NDAYISENGA comme le chef de cette opération.

27. Gérard NDAYISENGA ne s’est jamais exprimé sur ces arrestations et sur la disparition des personnes arrêtées. Le FOCODE n’est pas au courant d’une quelconque audition de Gérard NDAYISENGA après ces disparitions. Les patrons du SNR, en l’occurrence l’Administrateur Général Ildefonse HABARUREMA, ont également gardé le silence sur ces crimes graves. Au moins deux autres bureaux provinciaux du SNR se sont associés à ces crimes : celui de Muramvya alors dirigé par l’OPC2 Félix HAVYARIMANA qui a arrêté et détenu pendant une dizaine de jours les deux chauffeurs de motos-taxis qui avaient échappé à l’arrestation par Gérard NDAYISENGA et celui de Cibitoke dirigé par Venant MIBURO qui a eu à arrêter le survivant Tite NSAVYIMANA.

28. Gérard NDAYISENGA a été cité dans de nombreux crimes dont des cas de disparitions forcées depuis 2015. Il est cité dans le rapport du FOCODE sur la disparition forcée d’Eric NIYUNGEKO en octobre 2015 et celui sur l’exécution extrajudiciaire du prisonnier Rénovat NIMUBONA abattu à Gitega en décembre 2016. Gérard NDAYISENGA a été également cité dans l’exécution de l’Adjudant François NKURUNZIZA, sous-officier administrateur au camp Mukoni, ainsi que deux autres personnes en janvier 2017 et dans la torture d’une dizaine de militaires et policiers dans le cadre des enquêtes sur l’attaque du même camp militaire en janvier 2017. En février 2020, Gérard NDAYISENGA était responsable du SNR en province de Bujumbura (rural) lorsqu’une douzaine de personnes ont été arrêtées en commune Nyabiraba, accusées d’être des rebelles, avant d’être sommairement exécutées. Son nom est revenu dans de nombreux autres crimes dont des meurtres et des cas de torture à Mwaro, Muyinga, Gitega et ailleurs.

29. L’impunité systématique dont bénéficie Gérard NDAYISENGA est une preuve que les crimes graves dans lesquels il est impliqué sont malheureusement soutenus par les plus hautes autorités du pays. Le nouveau régime du Président Evariste NDAYISHIMIYE, en dépit de très bonnes promesses, a continué les pratiques criminelles de son prédécesseur et a maintenu à différents postes de responsabilité des corps de sécurité des hommes au passé criminel lourd comme Gérard NDAYISENGA.

N.B. : Le FOCODE avise ceux qui voudront utiliser d’une manière ou d’une autre les données de cette enquête qu’une partie d’informations a été gardée confidentielle afin de tenter de protéger les sources ou de préserver l’intégrité des différentes preuves qui pourront être utiles aux instances judiciaires ou autres qui pourront traiter le dossier. Ces informations pourront être livrées, sur requête, à tout organe d’enquête jugé indépendant ou toute autre source jugée appropriée à recevoir de telles informations.

F. Prise de position du FOCODE et recommandations.

  1. Le FOCODE condamne la disparition forcée des cinq militants du CNL ressortissants de la commune Kiganda – Martin BUKURU, Sigismond MPAWENIMANA, Gervais NTEZIRYAYO, Arcade NIMUBONA et Philibert NDAYIRAGIJE – introuvables depuis leur arrestation par des éléments du SNR le 08 octobre 2020 au Gîte de Mwaro ;
  2. Le FOCODE condamne le silence des autorités burundaises sur ces disparitions forcées et l’inaction de la justice burundaise observée dans ce cas tout comme dans la quasi-totalité des cas de disparitions forcées des opposants ou des personnes supposées comme tels ;
  3. Le FOCODE condamne la persistance de multiples actes d’atteinte graves aux droits fondamentaux perpétrés par des agents  des corps de sécurité, la persistance du phénomène des disparitions forcées et des exécutions extrajudiciaires ainsi que la totale impunité garantie aux éléments des corps de sécurité impliqués dans des actes de disparitions forcées;
  4. Le FOCODE demande une enquête indépendante sur la disparition forcée des cinq militants du CNL arrêtés par le SNR le 08 octobre 2020 au Gîte de Mwaro en commune de Kayokwe, tout près du chef-lieu de la province Mwaro et la traduction en justice de tous ceux qui ont joué un rôle dans ces disparitions forcées ;
  5. Le FOCODE demande une enquête globale sur les nombreux crimes de sang dans lesquels le nom de Gérard NDAYISENGA, officier du SNR, a été cité et sa traduction en justice pour qu’il puisse enfin rendre compte de ses agissements ;
  6. Le FOCODE demande au Président Evariste NDAYISHIMIYE de traduire en réalité sa promesse de mettre fin à l’impunité des agents de l’Etat impliqués dans des crimes graves et aux partenaires du Burundi, notamment à l’Union Européenne engagée dans un processus de normalisation de ses relations avec le Burundi, d’exiger la lumière sur les crimes de disparitions forcées et des engagements forts sur la traduction en justice des agents de l’Etat impliqués dans ces crimes ;
  7. Le FOCODE réitère sa demande à la Cour Pénale Internationale d’enquêter  profondément sur le phénomène des disparitions forcées devenu récurrent au Burundi et l’engagement des poursuites contre leurs auteurs présumés.                                                      

Kigobe 13 avril 2021. Question du député Nicodème Nduwimana sur la disparition forcée des cinq militants du CNL originaires de la commune Kiganda (video de Kabaza TV)
Palais de Kigobe 13 avril 2021. Le Président de la CNIDH, Dr. Sixte Vigny Nimuraba attaque les activistes qui font des alertes et produisent des rapports sur les violations de droits de l’homme au Burundi.
Kigobe 13 avril 2021. Réponse du Président de l3assemblée Nationale, Gélase Daniel Ndabirabe, à la question du député Nicodème Nduwimana (Video de Kabaza TV).
Emission NDONDEZA sur la disparition forcée de Martin Bukuru, Gervais Nteziryayo, Arcade Nimubona et Philibert Ndayiragije
Emission NDONDEZA sur la disparition forcée de Sigismond Mpawenayo

[1] Congrès National pour la Liberté, parti politique créé en 2019 et dirigé  par l’ancien chef rebelle des FNL Agathon RWASA

[2] Ce genre de véhicules sont particulièrement utilisés par le SNR dans les enlèvements

[3] ECOFO signifie Ecole Fondamentale, c’est la nouvelle dénomination des écoles primaires au Burundi.

[4] FNL : Forces Nationales de Libération

[5] Nous avons cherché à savoir si ce député existe dans le groupe parlementaire du CNL, nous avons trouvé un député prénommé « Obed » en province de Rumonge mais nous avons été dans l’impossibilité de savoir si c’est le même « Obed » dont parlait Jean-Marie Ntakarutimana.

[6] Le Gîte de Mwaro, là où les victimes ont été arrêtées le 08 octobre 2020, se trouve en effet en commune Kayokwe.

[7] CNIDH : Commission nationale indépendante des droits de l’homme