DECLARATION DU FOCODE n°023/2017 du 12 septembre 2017
« Les autorités burundaises doivent faire la lumière sur la disparition forcée de Monsieur Boris SINAGAYE arrêté par la Police le 23 mars 2016 en commune de Rugombo ».
Dans le cadre de sa « Campagne NDONDEZA contre les disparitions forcées au Burundi », le FOCODE a reçu des informations et des témoignages sur la disparition forcée de Monsieur Boris SINAGAYE, un jeune homme âgé de 30 ans, originaire de la commune urbaine de Musaga, introuvable depuis son arrestation par la Police burundaise le 23 mars 2016 alors qu’il s’apprêtait à traverser la frontière rwando-burundaise à Ruhwa, commune Rugombo dans la province de Cibitoke. Alors qu’ils étaient deux jeunes de Musaga à partager ce voyage et qu’ils ont partagé leur première détention au cachot de Rugombo, la trace de Boris SINAGAYE a été perdue après leur transfert au bureau du chef provincial du SNR à Cibitoke. La Police burundaise n’a fourni aucune explication sur cette disparition forcée.
A. Identification de la victime
- Fils d’Epithas SINAGAYE et de Régine NTABONSANZE, Boris SINAGAYE est né le 14 Septembre 1986 à Musaga dans l’actuelle commune urbaine de Muha, au sud de la Ville de Bujumbura. Il habitait à la 9ème avenue du quartier Kinanira au moment de sa disparition forcée.
- Selon des proches, Boris SINAGAYE n’avait pas pu poursuivre ses études universitaires à la fin du secondaire à cause de déficiences oculaires. En attendant un traitement adéquat, il s’était converti en photographe-cameraman des événements familiaux. Au moment de son arrestation à la frontière rwando-burundaise de Ruhwa le 23 mars 2016, il se rendait au Rwanda notamment pour des soins ophtalmologiques. Ses amis et ses proches décrivent Boris SINAGAYE comme un garçon très posé et réservé, paisible et gentil.
- Sur le plan politique, Boris SINAGAYE ne militait dans aucun parti politique. Le FOCODE n’a pas pu établir si Boris SINAGAYE avait participé aux manifestations contre le troisième mandat du Président NKURUNZIZA. Les jeunes de son quartier ont été parmi les plus actifs dans la contestation populaire du 26 avril 2015, mais aucun n’a témoigné qu’il avait vu Boris SINAGAYE dans les manifestations. « Nous le retrouvions le soir, avec sa fraicheur et des habits propres, je pense qu’il n’a pas pris part aux manifestations » a témoigné un de ses amis.
B. Contexte de la disparition forcée de Monsieur Boris SINAGAYE
- En 2016, Boris SINAGAYE rêvait enfin de soigner ses déficiences oculaires afin de pouvoir débuter des études universitaires. Il lui a été conseillé de le faire au Rwanda où, par ailleurs, il pouvait résider chez son frère. Le matin du 23 mars 2016, il a pris le chemin du Rwanda via la frontière de Ruhwa en commune de Rugombo dans la province de Cibitoke, au nord-ouest du Burundi. A cette époque, beaucoup de jeunes de Musaga se faisaient arrêter par des miliciens Imbonerakure[1] sur les deux autres postes de frontière avec le Rwanda (Kayanza et Kirundo) et c’est pour cette raison que la majorité d’entre eux préféraient passer par Cibitoke. Boris SINAGAYE est parti avec son ami Bernardin Derrick BANZUBAZE, un autre jeune originaire de Musaga. A la différence de Boris, Derrick BANZUBAZE était connu comme un opposant farouche au troisième mandat de Pierre NKURUNZIZA.
- Arrivés à la frontière de Ruhwa, les deux jeunes de Musaga, Boris SINAGAYE et Derrick BANZUBAZE ont été arrêtés par le chef de poste de la PAFE (Police de l’Air, des Frontières et des Etrangers). Le FOCODE n’a pas pu savoir si le chef de poste avait un renseignement précis sur les deux jeunes ou s’il les a arrêtés pour la simple raison qu’ils étaient originaires du quartier contestataire de Musaga, ce qui était courant à l’époque. Le Chef de poste de Ruhwa aurait alors informé le chef de poste de la police en commune Rugombo qui, à son tour, aurait rapidement dépêché son brigadier de corps, BPP1 Désiré NIMBONA, pour récupérer les deux suspects. Toute la journée du 23 mars 2016, Boris SINAGAYE et Derrick BANZUBAZE auraient été détenus au cachot de la police à la commune Rugombo. Dans la soirée du même 23 mars, ils auraient été transférés au bureau provincial du Service National de Renseignement (SNR) à Cibitoke où ils auraient subi séparément des interrogatoires. La même nuit, il aurait été décidé un deuxième transfert des deux jeunes au siège du SNR à Bujumbura.
- Curieusement, seul Derrick BANZUBAZE a été retrouvé au SNR à Bujumbura. La police n’a jamais évoqué le sort réservé à Boris SINAGAYE. Au père de Boris qui s’était dépêché à Cibitoke dès le lendemain, le chef de poste de la PAFE à Ruhwa aurait confirmé qu’il avait transféré les deux jeunes à Rugombo ; le père a perdu toute trace de son fils à partir du SNR Cibitoke. Jovith BUTOYI, alors chef provincial du SNR à Cibitoke, aurait refusé de fournir toute information sur la destination finale de Boris SINAGAYE[2]. Deux hypothèses ont été avancées : la première est que Boris SINAGAYE aurait été torturé et exécuté au cours de son transfert vers Bujumbura, la deuxième est qu’il aurait été exécuté au bureau du SNR à Bujumbura. Selon des sources, l’objectif aurait été d’exécuter atrocement un innocent pour obtenir la coopération de Derrick BANZUBAZE présenté comme un « jeune résistant » au troisième mandat de Pierre NKURUNZIZA. Le FOCODE n’est pas en mesure de confirmer aucune de ces deux versions, seule une enquête indépendante pourra déterminer ce qui est réellement arrivé dans la nuit du 23 au 24 mars 2016 et le sort réservé à Boris SINAGAYE.
- Bernardin Derrick BANZUBAZE (24 ans) a été présenté seul à un parquet de Bujumbura le 5 avril 2016 avant d’être écroué à la Prison centrale de Mpimba. Le parquet n’a pas cherché à savoir le sort de Boris SINAGAYE et n’a jamais convoqué Jovith BUTOYI à cet effet. Le journaliste de la RPA Gilbert NIYONKURU a indiqué sur son compte Twitter qu’il y aurait eu une tentative d’enlèvement de Derrick BANZUBAZE à la prison de Mpimba, sans plus de précisions[3].
- Des media et des réseaux sociaux ont lancé des alertes sur l’arrestation des deux jeunes de Musaga et, plus tard, sur la disparition de Boris SINAGAYE. L’autorité publique n’a jamais répondu aux craintes exprimées. Le journal en ligne SOS Media Burundi a été le premier à lancer l’alerte dès le 25 mars 2016 : “BurundiCrisis – Vendredi 25 mars 2016 – CIBITOKE (PROVINCE) : DEUX JEUNES ARRÊTÉS À RUHWA PAR LE SNR (…) Il s’agit de Bernardin Derrick BANZUBAZE (24 ans), habitant le quartier Asiatique et Boris Sinagoye (24 ans) du quartier de Kinanira à Bujumbura. Ils ont été arrêtés par le SNR en province de Cibitoke hier matin, au poste frontalier de Ruhwa, entre le Rwanda et le Burundi. (…) Ils seraient accusés de complicité dans l’assassinat du Lieutenant-colonel Darius Ikurakure en début de semaine. Les parents et proches les ont cherchés dans dans les cachots du SNR et du commissariat de Cibitoke, mais en vain. Ils sont très inquiets et disent craindre pour leur sécurité. Tous deux auraient été transférés à Bujumbura. Une information qui se passe de tout commentaire pour le chef du SNR à Cibitoke.”[4]
Le 06 avril 2016, SOS Media Burundi a de nouveau alerté sur la disparition de Boris SINAGAYE (appelé SINAGOYE dans l’article) : “#BurundiCrisis – Mercredi 6 avril 2016 – CIBITOKE : UN JEUNE HOMME PORTÉ DISPARU, UN AUTRE EN PRISON (…) Boris Sinagoye est porté disparu depuis le 23 mars dernier. Il avait été arrêté par des agents du SNR en province de Cibitoke. La famille de ce jeune homme se dit très inquiète après avoir visité les différents cachots et même à la documentation et constaté aucune trace de lui. Elle vient de lancer un appel aux défenseurs des droits de l’homme en leur demandant “d’user de leur influence” pour l’aider à trouver son enfant. Lors de l’interpellation, Boris Sinagoye se trouvait en compagnie de Bernardin Délick BANZUBAZE (24 ans) arrêté également. Ce dernier a été présenté hier au parquet de Bujumbura. Il a été ensuite conduit à la prison de Mpimba.”[5]
C. Calvaire de la famille après la disparition forcée de Boris SINAGAYE
- Après des recherches infructueuses dans les cachots officiels, la famille de Boris SINAGAYE a été confrontée à des demandes intempestives de rançons provenant des personnes qui se présentaient comme étant en lien avec le Service National de Renseignement. Une première demande de deux cent mille francs burundais (BIF 200.000) serait venue d’un officier de la police nationale qui aurait présenté une photo de Boris SINAGAYE ensanglanté et qui affirmait qu’il était détenu dans un cachot du SNR. L’officier promettait de faciliter la libération de Boris SINAGAYE moyennant le payement de la somme mais il n’a jamais réalisé sa promesse. La deuxième demande de rançon serait venue d’un employé du SNR. Ce dernier aurait prévenu la famille que Boris SINAGAYE était dans un état de nécessité et qu’il avait besoin de quinze mille francs burundais (BIF 15.000) par jour pour s’acheter du lait et d’autres nourritures ; la somme aurait été payée durant au moins trois semaines jusqu’au moment où la famille a pris connaissance que Boris SINAGAYE n’était pas au SNR.
- La famille a buté au silence et à l’insensibilité des organes de l’Etat sur la disparition de Boris SINAGAYE. Aucune institution publique ne semble avoir enquêté sur cette disparition forcée, aucune ne s’est exprimée publiquement sur le cas.
- Depuis la disparition forcée de Boris SINAGAYE, ses proches vivent dans la peur d’une surveillance par ses ravisseurs et dans le chagrin indicible. Malheureusement, sa maman a succombé une année seulement après la disparition forcée de Boris SINAGAYE.
D. Présumés auteurs de la disparition forcée de Monsieur Boris SINAGAYE
- Un certain nombre de personnes devraient être auditionnées au cours d’une enquête indépendante pour expliquer l’arrestation et la disparition de Boris SINAGAYE. Le responsable d’alors du SNR en province de Cibitoke, Jovith BUTOYI, semble être au centre du processus de cette disparition et devrait être auditionné.
- Selon l’enquête du FOCODE, au moins les personnes suivantes devraient être interrogées :
- Le chef de poste de la PAFE à Ruhwa au 23 mars 2016 qui aurait décidé l’arrestation des deux jeunes de Musaga et les aurait remis au brigadier de corps de Rugombo ;
- Monsieur Jean-Baptiste HABUMUREMYI alias « Mpagaze », chef de poste de la police à Rugombo au 23 mars 2016 qui aurait envoyé le brigadier de corps et aurait décidé la détention des deux jeunes de Musaga au cachot communal de Rugombo ;
- BPP1 Désiré NIMBONA[6], brigadier de corps au poste de la police de Rugombo qui aurait transféré les deux jeunes de Musaga, de Ruhwa à Rugombo ;
- L’Officier du renseignement Jovith BUTOYI[7] (Matricule O/00045), chef d’alors du SNR en province de Cibitoke qui aurait déplacé nuitamment les deux jeunes du cachot de Rugombo au bureau du SNR à Cibitoke, puis de Cibitoke à Bujumbura ;
- Un officier de la police nationale qui aurait rançonné la famille en présentant la photo de Boris SINAGAYE ensanglanté, qui aurait affirmé connaître le lieu de sa détention et qui aurait promis de faciliter sa libération ;
- Un employé du SNR qui aurait rançonné la famille en assurant que le montant servait à nourrir Boris SINAGAYE.
- La disparition de Boris SINAGAYE confirme le constat déjà fait par le rapport final de la Commission indépendante d’enquête sur le Burundi, dans son paragraphe 37 : “Les conditions d’arrestation et de détention au Burundi favorisent les disparitions forcées. La Commission a reçu plusieurs témoignages faisant état de personnes ayant disparu après avoir été appréhendées par des membres du service national de renseignement et/ou de la police (…).Dans certains cas, des membres du service national de renseignement ou de la police ont demandé des rançons aux proches des personnes disparues.”[8]
- L’absence d’enquête et de poursuites judiciaires contre les auteurs de la disparition forcée de Boris SINAGAYE, règle quasi-générale dans les cas de disparitions forcées, est une preuve de plus que la Justice burundaise n’est pas indépendante et n’est pas en mesure de poursuivre les crimes contre l’humanité en cours au Burundi depuis avril 2015 comme l’a conclu le récent rapport de la Commission Indépendante d’enquête sur le Burundi. C’est pour cette raison que le FOCODE soutient ferment l’appel lancé à la Cour Pénale Internationale de lancer dans les plus brefs délais son enquête sur les crimes commis au Burundi depuis avril 2015.
E. Prise de position et recommandations du FOCODE
- Le FOCODE condamne la disparition forcée de Monsieur Boris SINAGAYE après son arrestation par la police nationale le 23 mars 2016 à Rugombo ainsi que le silence des autorités burundaises sur le sort lui réservé depuis cette arrestation ;
- Le FOCODE condamne l’inaction de la justice burundaise sur cette nième disparition forcée comme dans la plupart d’autres cas semblables ;
- Le FOCODE demande la traduction en justice de Jovith BUTOYI, responsable provincial du SNR à Cibitoke au 23 mars 2016, qui n’a jamais fourni la lumière sur le sort réservé à Boris SINAGAYE depuis son transfert à son bureau, ainsi que de toute autre personne qui aurait joué un rôle dans cette disparition forcée ;
- Le FOCODE salue le rapport final de la Commission Indépendante d’enquête sur le Burundi mise en place par le Conseil des droits de l’homme, lequel rapport conclue que des crimes contre l’humanité sont en cours au Burundi depuis avril 2015 et demande à la Cour Pénale Internationale de lancer dans les plus brefs délais son enquête sur le Burundi ;
- Le FOCODE demande au Conseil des droits de l’homme de prolonger le mandat de la Commission indépendante d’enquête sur le Burundi au regard des violations graves de droits humains qui continuent et en raison de l’absence d’un mécanisme indépendant pouvant continuer des enquêtes sur les nouvelles violations;
- Le FOCODE demande à la Cour Pénale Internationale l’ouverture sans délais de l’enquête sur les crimes contre l’humanité en cours au Burundi depuis avril 2015 et de lancer des poursuites contre leurs auteurs ;
- Le FOCODE demande la suspension du Burundi du Conseil des droits de l’homme au regard de la gravité des crimes relevés par la Commission indépendante d’enquête sur le pays ;
- Le FOCODE demande la rétrogradation effective de la Commission Nationale Indépendante des Droits de l’Homme (CNIDH) au regard de ses positions visant à soustraire des poursuites de la CPI les auteurs de violations graves de droits humains au Burundi ;
- Le FOCODE demande la prise de nouvelles sanctions (restrictions sur les visas et gel des avoirs) contre les hautes personnalités du pays, des corps de sécurité et du parti CNDD-FDD, épinglées par le rapport de la Commission indépendante d’enquête sur le Burundi comme les commanditaires des violations graves des droits humains au Burundi à travers une chaîne de commandement parallèle ;
- Le FOCODE demande aux Nations-Unies, à l’Union Africaine, à l’Union Européenne et aux autres partenaires du Burundi de tirer toutes les conséquences du rapport de la Commission indépendante d’enquête sur le Burundi, notamment en mettant fin au financement de la répression au Burundi par les missions de paix ainsi qu’à la participation de présumés auteurs de crimes contre l’humanité dans ces missions.
Pour le FOCODE,
Sé Pacifique NININAHAZWE
Président.-
[1] Imbonerakure (« ceux qui voient loin ») est la branche jeunesse du parti au pouvoir CNDD-FDD taxée de milice par les Nations-Unies.
[2] Le FOCODE a également envoyé un message Whatsapp sur le numéro de Jovith BUTOYI, actuellement chef du SNR à Rutana ; le message a été lu mais est resté sans réponse.
[3] https://twitter.com/niyogilbert1/status/722366614952419329 et https://twitter.com/niyogilbert1/status/722390931983450117
[4] https://www.facebook.com/sosmediasburundi/posts/1078601202201918
[5] https://www.facebook.com/sosmediasburundi/posts/1089182137810491:0
[6] Selon des sources à RUGOMBO, BPP1 Désiré NIMBONA aurait été cité dans plusieurs autres cas d’arrestations arbitraires des opposants et dans des dossiers de vol de bétails mais bénéficierait d’une protection en haut-lieu qui bloquerait toute tentative de poursuites par la justice. Le FOCODE n’est pas en mesure de confirmer l’information.
[7] Jovith BUTOYI est, au moment de la rédaction de cette déclaration, responsable du SNR en province de Rutana.
[8] http://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/CoIBurundi/ReportHRC36/A_HRC_36_54_AEV.pdf